La fusillade a éclaté en juillet, quand le président du conseil général (où il a succédé à Nicolas Sarkozy) a déclaré-dans Le Monde -qu’il subissait des attaques parce qu’il s’employait à « nettoyer les écuries d’Augias ». Bien à sa manière, acide et érudite, la référence mythologique ( lire encadré ) a provoqué des hurlements dans la droite départementale. Charles Pasqua a montré les dents, les Balkany ont crié à la « démission ». Bien d’autres n’ont simplement pas compris. Que Devedjian se compare à Hercule pouvait passer ; mais qu’il officialise le soupçon sur les pratiques en vigueur dans le fief dont avait hérité Nicolas Sarkozy était impardonnable.
L’intéressé se défend. « Je ne vois pas pourquoi je devrais regretter d’avoir dit ce qui est, explique-t-il au Point . Depuis mon arrivée au conseil général, j’ai une perquisition par mois. En dénonçant les irrégularités et en aidant les juges, je ne fais que poursuivre l’action de mon prédécesseur. » Déclaration calibrée avec soin, mais à laquelle l’ancien avocat, qui se damnerait pour un bon mot, ne résiste pas à ajouter, de sa voix aigre-douce : « Je ne vois pas pourquoi Pasqua et les Balkany se sentent visés ; je n’ai cité aucun nom... »
Aucun nom, certes, mais quel grabuge ! Furieux, le chef de l’Etat a laissé sans réponse le mot manuscrit que Devedjian lui a envoyé aussitôt après ses déclarations. Il a chargé Claude Guéant de le réduire au silence : jadis collaborateur de Pasqua, le secrétaire général de l’Elysée reste le surveillant général officieux des Hauts-de-Seine. Depuis, chacun spécule sur l’avenir politique de l’imprudent. Dans une ambiance de tragi-comédie plus proche d’Audiard que de Shakespeare, on prend des paris sur la fin de l’histoire : sera-ce « Les tontons flingueurs » ou « Le cave se rebiffe » ?
« Nicolas a trouvé l’attitude de Devedjian très maladroite », euphémise Brice Hortefeux, ministre et confident du chef de l’Etat. « Le président a imposé la paix des braves, rassure le secrétaire d’Etat Roger Karoutchi, qui est aussi sénateur du cru. Une telle pagaille dans son département, ça faisait mauvais genre ! » Et Jean Sarkozy, fils de son père et nouveau chef de file de l’UMP au conseil général, confie sa désapprobation : « Je me méfie des Saint-Just et du "tous pourris". S’il y a des scandales, qu’on laisse la justice travailler. Compte tenu de mon âge, je suis le seul qui ne puisse pas se sentir visé, mais on n’a pas à jeter l’anathème sur son camp. »
C’est vrai qu’ici la politique est une affaire de famille. On s’y tutoie et on s’y querelle. Mais on ne casse pas la vaisselle en public. Depuis l’origine, la droite règne sans partage sur les Hauts-de-Seine : en 1967, le tracé du département avait été étudié pour que le vote des banlieues huppées contrebalance celui des cités ouvrières. L’étrangeté de ce territoire en forme de haricot, où voisinent villas cossues, barres HLM et gratte-ciel futuristes, est inscrite dans ce calcul initial. Lancés par Pasqua à l’assaut des municipalités communistes dans les années 80, les barons d’aujourd’hui ont érigé leur fortune politique sur cet eldorado foncier : Balkany (Levallois-Perret), Santini (Issy-les-Moulineaux) et Devedjian (Antony) y ont joué au Monopoly avec succès, érigeant autant de citadelles électorales. Pasqua était leur suzerain, mais non leur maître.
En 2004, vingt et un ans après lui avoir soufflé la mairie de Neuilly, l’actuel chef de l’Etat a poussé Pasqua vers la sortie pour s’installer à la tête du département. L’ancien ministre était cerné par les juges et Sarkozy avait besoin d’une base arrière pour préparer sa campagne présidentielle. Il y installa ses équipes, avec une consigne expresse qui en disait long sur ses propres inquiétudes : « Tout ce qui paraît anormal devra être signalé à la justice. » Moins par volonté de faire le ménage que pour se prémunir de tout scandale qui aurait risqué de compromettre ses ambitions nationales. « On lui a fait croire n’importe quoi », dit Pasqua, l’air boudeur. Sous l’autorité de Guéant, installé au siège du département, deux collaborateurs choisis pilotaient le dispositif d’alerte : d’abord Christophe Mirmand (« Robocop »), devenu depuis préfet de Haute-Loire, puis, en 2006, Erard Corbin de Mangoux, devenu conseiller à l’Elysée et, d’autre part, la directrice adjointe des affaires juridiques, une certaine Rachida Dati...
Devedjian a raison de rappeler que nombre d’enquêtes aujourd’hui en cours dans les Hauts-de-Seine trouvent leur origine dans cette période de vigilance. Si son regard était braqué vers Paris, Nicolas Sarkozy a donné en personne quelques signaux. Dès son arrivée, il écarta le directeur des services nommé par son prédécesseur, Bernard Bled, transfuge de la mairie de Paris des années Chirac, dont l’influence l’inquiétait. Il diminua les crédits de l’université Léonard-de-Vinci, créée et présidée par Pasqua, qui s’y était replié dès son départ du conseil général. Enfin, il démissionna de la présidence de la SEM Coopération, elle aussi fondée par son prédécesseur pour organiser des opérations humanitaires en Afrique, mais dont la chambre régionale des comptes critiquait l’opacité. Fils d’un promoteur ami de Pasqua, le directeur de ladite SEM fut limogé l’année suivante. Avant que Devedjian n’achève le travail : il a dissous la société. Une enquête a révélé, depuis, d’étranges facturations vers une société de Hongkong, dont l’ayant droit aurait été le fils d’un vice-président du conseil général, blanchi depuis...
D’autres interventions ont été plus discrètes : un élu d’Asnières, mis en examen dans l’une des multiples enquêtes qui visent Manuel Aeschlimann, l’ancien maire (UMP) battu aux dernières municipales, a ainsi raconté au juge avoir été « convoqué par Nicolas Sarkozy » pour lui expliquer les dessous de l’affaire et l’aider à mesurer les risques encourus par son protégé. Poursuivi pour « complicité de favoritisme » dans l’attribution d’un marché municipal, Aeschlimann, longtemps admis au sein du premier cercle sarkozyste (le chef de l’Etat est le parrain d’un de ses enfants), est à présent en rupture de ban. La police scrute sa gestion passée. Il y a de quoi. L’un de ses adjoints confiait des animations à des sociétés de spectacles dont il était actionnaire ; le fils d’un important élu de Neuilly était à la fois cadre dirigeant dans un groupe de promotion immobilière et adjoint chargé de l’urbanisme à la mairie d’Asnières.
De longue date, le népotisme est institué en règle dans le département. « Famille, je vous aime » pourrait en être la devise. A Levallois-Perret, Isabelle Balkany est l’inamovible première adjointe de son époux, Sophie Devedjian est première adjointe du nouveau maire d’Antony, Marie-Dominique Aeschlimann était à la fois l’adjointe et l’assistante parlementaire de son mari. A Puteaux, Joëlle Ceccaldi-Raynaud a succédé en 2004 à son père, Charles, maire depuis 1971.
Figure caricaturale du clientélisme corse-costumes croisés, voix de fausset et manière viriles-, le vieil homme est revenu en 2007 se présenter contre sa fille, qu’il qualifiait en public d’ « idiote » et d’ « usurpatrice » ! Quelques mois plus tôt, il avait secrètement tenté de convaincre Brice Hortefeux-qui fut jadis son collaborateur-de briguer la mairie à sa place. Finalement, le patriarche a été battu, mais il n’a même pas pu jouer les opposants au conseil municipal : le code électoral interdit la présence de trois membres d’une famille dans la même assemblée et son petit-fils s’est fait élire sur la liste de sa fille...
Moins réputée que Neuilly, moins célèbre que Boulogne, moins chargée d’histoire que Nanterre, Puteaux est la ville la plus riche du département-et de France !-depuis qu’ont surgi de son territoire les tours de la Défense, gisement de béton, de verre et de recettes fiscales qui déverse chaque année dans les caisses municipales quelque 45 millions d’euros de taxe professionnelle, versés par les entreprises qui y ont élu domicile.
C’est aussi la ville où tous les coups sont permis. En 1973, l’ancien maire socialiste Georges Dardel, dont Charles Ceccaldi-Raynaud fut d’abord l’adjoint puis le tombeur, vitupérait les turpitudes locales dans un pamphlet au titre explicite : « Puteaux = Chicago ». Deux ans plus tôt, un colleur d’affiches avait été tué par balles par des militants ceccaldistes. A sa sortie de prison, l’un d’eux monta une société de nettoiement qui obtint aussitôt plusieurs contrats dans les buildings de la Défense...
Trente ans plus tard, c’est le marché du chauffage du grand quartier d’affaires qui intéresse la justice. La société attributaire comptait parmi ses dirigeants l’ancien responsable de l’office HLM de Puteaux, et un courtier basé au Luxembourg a raconté aux enquêteurs avoir dû convoyer 15 millions de francs dans des mallettes pour permettre le versement de commissions. Mais à qui ? L’information judiciaire, ouverte en 2004, ne l’a toujours pas dit.
Pareille lenteur n’est pas exceptionnelle. Pour quelques dossiers bien avancés, la plupart progressent peu depuis deux ans. Plusieurs concernent la SEM Coopération et sa jumelle, la SEM 92, bras armé de la politique immobilière du département, par lesquelles ont transité, en vingt ans, plusieurs centaines de millions d’euros. Nommé en mars 2007 à la tête du parquet de Nanterre, le procureur Philippe Courroye, ancien juge d’instruction financier à Lyon et Paris, a surpris par son manque de pugnacité.
De fait, c’est une juge de Versailles qui a mis en examen André Santini dans l’affaire de la fondation Hamon : un imbroglio administratif et financier autour du projet mort-né d’un musée d’art moderne dans lequel le département a englouti 7 millions d’euros (voir Le Point du 15 novembre 2007), mais qui n’empêche pas le maire d’Issy-les-Moulineaux de garder sa place au gouvernement.
Autre exemple édifiant : ouverte depuis quatre ans, l’enquête sur les dessous occultes de l’informatisation des collèges traîne elle aussi en longueur sans avancée décisive. L’ex-directeur des affaires scolaires du conseil général a été mis en examen en novembre 2004, après la découverte d’un système de fausse facturation qui impliquait aussi le chef du service informatique et la responsable du dossier des collèges. Or cette dernière, présentée comme une proche d’Isabelle Balkany (elle-même chargée des questions scolaires au conseil général), occupait auparavant un poste à la mairie de Levallois... qu’elle a retrouvé aussitôt après sa mise en examen.
Plus troublant encore : sur les ordinateurs saisis au conseil général dans le cadre de l’enquête, les policiers ont constaté que les disques durs avaient été effacés et que l’opération avait été effectuée un dimanche. Mais lorsqu’ils ont demandé à consulter le registre des entrées et sorties du bâtiment pour en identifier l’auteur, le service de sécurité leur a répondu que ce cahier manquait aux archives...
Convoquée en qualité de témoin au printemps dernier, Isabelle Balkany s’est déclarée étrangère à cette affaire, affirmant qu’elle ne « traitai [t] pas les commandes de matériels ». « J’ai 87 collèges et 75 000 gamins sur les bras , explique-t-elle au Point , dans son inimitable langage fleuri. Vous croyez vraiment que j’ai le temps de me casser le cul avec des achats d’ordinateurs ? »
Isabelle et Patrick Balkany assurent que les dossiers locaux suffisent à leur bonheur. La ville de Levallois, où leur popularité paraît inaltérable, est pourtant lourdement endettée (environ 300 millions d’euros) et attire moins d’investisseurs chaque année. Plusieurs enquêtes ont aussi été lancées sur la Semarelp, plaque tournante des programmes immobiliers de la commune, dont les conclusions tardent à venir. Au mois de mai 2008, la police a perquisitionné les bureaux de la société-dont le directeur général, cousin d’Isabelle Balkany, a été remplacé avant l’été par le directeur de cabinet de son mari...
Le mois suivant, Patrick Balkany a officialisé le projet de deux tours de 80 000 mètres carrés et d’un hôtel de luxe sur sa commune, dont les droits à construire ont été vendus, via la Semarelp, à un cheikh saoudien pour 300 millions d’euros. Domaine réservé du maire (Levallois n’a pas d’adjoint à l’urbanisme), l’immobilier reste la principale richesse-et l’objet de toutes les convoitises. Déjà se profilent l’extension du périmètre de la Défense ( lire ci-contre ) et l’affrontement annoncé entre Jean-Christophe Fromantin, le nouveau maire, et le conseiller général Jean Sarkozy, sur le projet de voie souterraine à Neuilly. Du béton, des milliards et des rivaux : la suite de l’histoire des Hauts-de-Seine est déjà en train de s’écrire.
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